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Une psychiatrie du diable (Journal International de Médecine, Dr Alain Cohen)

Au sein des archives du Royal College of Psychiatrists[1] (institué au Royaume-Uni dès 1841 et publiant, sous des noms divers, The British Journal of Psychiatry depuis 1853), 80 thèses de doctorat en médecine sur des sujets de psychiatrie ont été récemment redécouvertes. Datant du 18ème siècle et rédigées en latin, ces thèses proviennent de plusieurs régions d’Europe et doivent avoir été spécialement réunies, bien que l’origine de ce fonds documentaire demeure inconnue.

La thèse de Martinus Martini

The British Journal of Psychiatry évoque en particulier l’une de ces thèses, intitulée Dissertatio inauguralis practico-medica de Daemonomania et variis ejus speciebus (Thèse de médecine inaugurale sur la Démonomanie et ses différentes sortes). Soutenue à l’Université de Vienne en 1782 par un Saxon de Transylvanie nommé Martinus Martini, le ton de cette thèse est « celui d’un jeune homme qui, tout en présentant un sujet sensationnel de façon apparemment difficile, fait largement appel aux sources antérieures et attend l’approbation » d’au moins certains de ses aînés.

Martini explique que le nom « Démonomanie » se réfère aux conditions dans lesquelles un démon est censé « avoir exercé sa force de diverses manières sur les hommes et d’autres choses animées et inanimées. » Martini distingue cette démonomanie des autres formes de la folie par leur psychopathologie (« les démonomaniaques délirent constamment et uniquement… sur des choses diaboliques et surnaturelles, alors que les maniaques sont perturbés soit par une chose, soit par autre chose ») et par leur typologie sociale (« la majorité des démonomaniaques sont des êtres grossiers, sans instruction, pauvres et serviles, mais les mélancoliques appartiennent à un groupe plus raffiné, tendre, instruit, intelligent et prospère. »

Tous les malades simulent sauf quelques hystériques

Martini propose de classer ces pathologies en plusieurs catégories : la « vraie démonomanie » (dont il questionne la réalité), la « démonomanie simulée » (où il inclut les thématiques de sorcières, de vampires, de fanatisme religieux ou politique (notre époque n’a rien inventé !), « l’amok imputable à l’opium » (nous parlerions sans doute de folie liée aux drogues psychotropes) et des troubles « attribués à tort » à une démonomanie, mais relevant en fait d’étiologies comme « les vers, l’hystérie, des facteurs cardiaques, ou encore la fameuse plique polonaise »[2] (plica polonica, polish plait) que le peuple conservait souvent par crainte superstitieuse et imposant parfois, pour la combattre enfin, de répandre la rumeur selon laquelle cette maladie entraînerait désormais une taxe spéciale pour ses porteurs !…

Martini trouve la source principale de ses conceptions dans l’œuvre de François Boissier de Sauvages de Lacroix (1706–1767), médecin et botaniste à l’Université de Montpellier, lequel prônait lui-même une classification des maladies inspirée du système (nomenclature binomiale) institué en taxinomie par son ami Carl von Linné. Les 2400 maladies recensées alors étaient divisées en 10 « classes » et celle des maladies mentales était divisée elle-même en 4 « ordres » et en 23 « genres » dont l’un constituait la démonomanie. Linné proposa aussi (en 1763) une classification des maladies où il définissait la démonomanie comme une « folie chronique, partielle, intense, obsessionnelle et se rapportant aux démons. »

Mais comme souvent (toujours ?) en psychiatrie, ancienne ou moderne, ces conceptions suscitèrent le désaveu de détracteurs, comme William Cullen affirmant en 1769 à Edimbourg que « la vraie démonomanie n’existe pas, ces maladies se rattachant soit à des variantes de mélancolie ou de manie, soit à des affections faussement rapportées au pouvoir des démons, soit à des troubles simulés, soit à des pathologies en partie réelles, mais en partie simulées. » Pour relativiser ou contester toute nosographie, on pourrait paraphraser ici le truculent Sacha Guitry affirmant (par misogynie ?) que « Toutes les femmes sont comédiennes, sauf quelques actrices » : « tous les malades simulent en partie, sauf quelques hystériques. »
 
[1] http://www.rcpsych.ac.uk/discoverpsychiatry.aspx
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Plique_polonaise

Dr Alain Cohen

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